La Liberté

Des vaches enrobées de chocolat

Agriculteur à Ependes, Romain Sahli engraisse ses swiss black angus avec du chocolat Villars

Romain Sahli distribue du chocolat à ses bêtes matin et soir. © Charly Rappo
Romain Sahli distribue du chocolat à ses bêtes matin et soir. © Charly Rappo

Jérémy Rico

Publié le 29.05.2021

Temps de lecture estimé : 10 minutes

Agriculture » Elles n’ont pas le pelage blanc et violet de la célèbre vache Milka. Avec leur robe d’un noir profond, les vaches de Romain Sahli ne font d’ailleurs pas la promotion d’une marque de chocolat. Elles préfèrent le manger. Pour s’en rendre compte, il suffit de s’inviter vers 17 h dans la ferme que le jeune agriculteur d’Ependes dirige avec son père. Une bonne partie des 45 têtes de bétail que compte l’exploitation, pour une grande majorité des swiss black angus, se presse au portillon. Leur propriétaire plonge un récipient en plastique dans la brouette pleine de chocolat. Un mélange au lait, aux noisettes et au maïs soufflé, ce jour-là. Un service à la volée, quelques coups de langue et voilà la ration sucrée engloutie.

Eh oui: aussi surprenant que cela puisse paraître, les vaches à viande de Romain Sahli et de son père mangent du chocolat. Et il ne s’agit pas d’une gourmandise ponctuelle. «Je donne entre 200 et 300 grammes de chocolat par jour aux grandes bêtes», précise l’agriculteur de 29 ans. «Les veaux qui boivent encore du lait n’y ont pas droit.»

Des coproduits Villars

Il ne faut toutefois pas imaginer le Sarinois dans les rayons d’un supermarché, en train de choisir laquelle de la plaque aux noisettes ou de celle aux amandes il fera déguster à ses bêtes le soir même. Le paysan distribue en fait à ses vaches les coproduits de la chocolaterie Villars, à Fribourg. Ces plaques brisées et autres confiseries abîmées, qui ne peuvent pas être vendues au travers des canaux habituels, sont, en partie, achetées par quelques agriculteurs comme l’habitant d’Ependes (lire ci-après). Après les avoir broyées en petits morceaux, le tout jeune marié y mélange ensuite du tourteau de caméline, une plante similaire au colza et riche en oméga 3, et un peu de fèves de cacao, pour leur cellulose. Le tout est distribué deux fois par jour, matin et soir, et complète l’alimentation habituelle des bovins, composée selon la saison d’herbe et de foin.

Le jeune agriculteur a mis en place ce régime alimentaire particulier il y a trois ans, avec un objectif bien précis: enrober ses vaches d’une couche de graisse protectrice. «Il faut du gras pour que la viande ne sèche pas lorsque je la rassis durant trois semaines. S’il n’y a pas de graisse autour, la viande sèche. Par contre, on me le demande souvent, mais non: le chocolat ne change pas le goût du steak», rigole Romain Sahli.

Local plutôt que bio

Le choix de recourir à Chocolat Villars pour engraisser ses bêtes témoigne de la philosophie globale de l’éleveur. Car il ne jure en effet que par le local. Puisque les 15 hectares de son exploitation ne lui permettent pas de produire du maïs, une source de graisse et de glucides plus conventionnelle, il s’est mis en quête d’un substitut disponible à proximité. «Ça me faisait mal de savoir que du chocolat finissait en biogaz.»

La fibre locale de l’agriculteur infuse toute la gestion de la ferme Sahli. Celui qui est aussi mécanicien en machines agricoles se fournit ainsi en paille à Payerne et en veaux à Sâles et Hauteville. A chaque fois, l’agriculteur préfère le local au bio: «Je pourrais être certifié bio si je changeais de fournisseur de paille et de veaux. Mais pour les veaux par exemple, je devrais aller les chercher loin à l’extérieur du canton.»

Charly Rappo

En vente directe

Son attachement à la proximité transparaît jusque dans le mode de vente choisi par Romain Sahli. Le Sarinois et son collègue Christophe Wyss, qui exploite la parcelle juste en dessous, ont en effet pris la décision de ne vendre leur production qu’en direct, sans intermédiaire. Pour ne pas se faire concurrence, le duo s’est même divisé le marché. La vente au détail, entrecôte par entrecôte, pour Christophe Wyss, et la vente en gros pour son voisin du dessus. Comptez donc environ 700 à 800 francs pour acquérir les 20 à 25 kg d’un huitième de bœuf – le volume d’achat minimal – élevé par Romain Sahli. «A 32 francs le kilo, le prix n’est pas plus élevé qu’à la Migros», précise l’éleveur.

«On a connu un pic avec 40 à 50% de commandes en plus.»
Christophe Wyss

Car la vente directe a un atout majeur: en réduisant les intermédiaires, elle permet au producteur de se constituer une marge plus élevée tout en garantissant un prix concurrentiel à ses clients. Ce mode de consommation a d’ailleurs vu le nombre de ses adeptes augmenter depuis le début de la pandémie. «On a connu un pic avec 40 à 50% de commandes en plus», se réjouit Christophe Wyss. Romain Sahli vit la même situation. Alors qu’il devait encore conserver pour lui quelques huitièmes des bêtes qu’il tuait avant la pandémie, il est aujourd’hui forcé de mettre en place des listes d’attente. Chacune des 25 bêtes qu’il envoie à l’abattoir en Singine chaque année est donc entièrement vendue avant d’être mise à mort. «Ma clientèle est très variée, du simple employé au bourgeois de Fribourg.»

Nées, élevées, abattues, rassies puis vendues dans le canton, les bêtes de Romain Sahli effectuent un circuit court dont leur éleveur est fier. Un circuit court qui s’inscrit d’ailleurs plutôt bien dans une société toujours plus encline à réduire sa consommation de viande. «Je suis pour que l’on mange moins de viande, mais de la meilleure viande, plus locale», lance d’ailleurs Romain Sahli, qui compte racheter l’intégralité de l’exploitation à son père d’ici cinq ans. «J’aimerais que dans vingt ans, mes enfants reprennent le domaine en disant que leur père a bien fait les choses, dans le respect de l’animal et de l’environnement», lance encore, ému, celui qui sera papa pour la première fois cet été.


Du Vatican au Mexique

A 29 ans, Romain Sahli a déjà un parcours professionnel très riche. Titulaire de deux CFC, l’un d’agriculteur, l’autre de mécanicien en machines agricoles, il a également – plus surprenant – été garde suisse au Vatican durant deux ans, de 2015 à 2017. Une expérience de vie provoquée par un drame familial, quand, il y a une vingtaine d’années, son petit frère de trois ans et demi s’est fait tirer dessus par un membre de sa famille. Avec émotion, l’agriculteur raconte la balle qui a transpercé de part en part le foie de son frère, le moment où il l’a retrouvé, puis l’hélicoptère des secours. Et finalement le soulagement, quand il a su son cadet tiré d’affaire. «Je ne sais pas si on doit dire Dieu, Bouddha ou Allah, et je m’en fous, mais je voulais le remercier que mon frère soit encore ici parmi nous.» Décision est donc prise: l’agriculteur s’engage au sein de la garde pontificale. «On m’a fait croire que j’allais donner deux ans au Vatican, mais au final j’ai bien plus reçu que donné.»

Romain Sahli conserve donc de bons souvenirs de son service à Rome. Il évoque la discipline, mais aussi les virées à moto sur les routes italiennes. En service, le garde suisse rencontre également un prêtre mexicain, qui lui parle de l’agriculture de son pays. Comme ses collègues gardes suisses, le Sarinois est alors à la recherche d’une expérience qui puisse lui permettre de revenir doucement à la vie fribourgeoise. Il se lance alors, et part deux mois au Mexique, au sein d’une exploitation agricole qui travaille encore à la force des bras. «On cultivait du maïs, du piment, des courges et des petits pois. Je me souviens d’une phrase que l’agriculteur qui m’avait accueilli m’avait dite: "Trouve un travail que tu aimes et tu ne travailleras jamais."» 

De retour en Suisse, le paysan mettra ce conseil en pratique. Il termine de convaincre son père d’abandonner la production laitière et ses horaires extrêmement contraignants pour l’élevage de vaches à viande, plus flexible. «Je ne suis pas millionnaire, mais je suis ici chez moi et je ne me lève jamais en me disant que je n’ai pas envie de travailler», sourit celui qui œuvre aussi, à côté de la ferme, au sein de l’entreprise de mécanique sur machines agricoles de son père. JER


Eviter l’incinération

Pour concocter le régime alimentaire de son bétail, Romain Sahli s’est inspiré d’un agriculteur de Farvagny qui s’était, lui aussi, intéressé au chocolat. L’habitant d’Ependes n’est d’ailleurs pas le seul agriculteur à acheter des coproduits auprès de Chocolat Villars. «Il y en a quelques-uns», confirme Stephan Buchser, directeur général de l’entreprise. «La grande majorité de nos produits qui ont un petit défaut est vendue dans notre boutique de Fribourg. Mais des tablettes cassées, des têtes au choc abîmées ou des fèves de cacao, par exemple, ne peuvent pas y être vendues.»

D’après ses propres calculs, Villars génère ainsi 95 kilos de matière non noble par tonne de chocolat vendu, qu’il s’agisse de produits comestibles trop abîmés ou d’emballages en tout genre. Un peu plus d’un tiers de ce volume est vendu à prix quasi coûtant aux agriculteurs, assure le directeur, qui se réjouit que son entreprise ait réduit de 35% sa production de déchets sur les trois dernières années. Une bonne nouvelle en termes écologiques mais également en termes financiers pour le chocolatier, qui doit mettre la main au porte-monnaie pour incinérer les matières non nobles auxquelles il n’a trouvé aucun autre débouché. JER


Attention à la théobromine

Les propriétaires de chiens le savent bien: le chocolat, et plus particulièrement la théobromine qu’il contient, est, même à petites doses, toxique pour leurs compagnons à quatre pattes. Qu’en est-il des bovins? Collaborateur scientifique au sein du groupe de recherche «ruminants» de l’Agroscope, Fredy Schori se veut rassurant. Bien que peu documentée, l’intégration de chocolat dans le régime alimentaire des bovins est parfaitement autorisée par la loi suisse. Elle doit toutefois être conditionnée à quelques précautions. Car les bovins sont probablement aussi sujets aux intoxications provoquées par la théobromine contenue dans le cacao, comme l’indique une étude de cas à laquelle le spécialiste a eu accès.

Le chien Navajo, fidèle compagnon de Romain Sahli, ne peut pas goûter au chocolat. Charly Rappo

Selon des recommandations étrangères citées par Fredy Schori, une vache ne devrait ainsi pas consommer plus d’un ou deux kilos de chocolat par jour. «Mais on ne connaît pas la valeur limite de toxicité exacte de la théobromine pour les bovins. Pour être sûr, je m’arrêterais à un demi-kilo de chocolat par vache et par jour. Il faut savoir que la dose de théobromine contenue dans un morceau de chocolat varie d’un facteur 10 à 20 selon que l’on parle de chocolat blanc ou de chocolat noir», précise le spécialiste. Avec ses 200 à 300 grammes par jour et par bête adulte, Romain Sahli est donc largement sous le seuil de recommandation. Riche en glucides et en graisse, le chocolat reste ainsi un apport marginal à l’alimentation des bovins, qui doit avant tout être composée de fibres, contenues notamment dans l’herbe.

Reste une dernière question: la consommation de chocolat provoque-t-elle autant de plaisir chez les vaches que chez l’être humain? «Ça, je ne peux pas vous le dire», rigole Fredy Schori. La vitesse avec laquelle le bétail de Romain Sahli avale ses deux rations quotidiennes laisse en tout cas entendre que la petite gourmandise ne leur déplaît pas. JER

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